Chapitre 17
— Surtout ne panique pas.
Comment avais-je pu être aussi stupide ? Je n’avais pas eu l’intention de le lui apprendre de cette façon. Je pensais plutôt lui préparer un gâteau avec « Je t’entends dans ma tête, chéri ! » écrit dessus. Pour la Saint-Valentin, peut-être. D’ici à vingt ans.
— Qu’est-ce que tu as dit ?
— OK, laisse-moi t’expliquer.
Je me précipitai à ses côtés pour m’asseoir sur mon – notre ! – lit et passai un bras autour de sa taille. J’avais l’impression de me serrer contre le grand chêne dans le jardin de derrière.
— Quand on fait l’amour, j’entends tes pensées. Dans ma tête.
Aucune réaction. Il resta raide comme un piquet. Je le serrai davantage contre moi.
— Et ça fait des mois que j’essaie de trouver un moyen de te le dire, mais ce n’est jamais le bon moment. En te voyant aussi déstabilisé et, euh, inquiet à propos de notre invité, j’ai pensé que c’était le bon moment de te prouver mon amour et à quel point nous sommes faits l’un pour l’autre… Parce que, que ce soit dans ma vie ou dans ma mort, je n’ai jamais entendu personne d’autre dans mon esprit, pas une seule fois.
Il se raidit encore plus.
— Tu m’entends ? Dans ton esprit ? demanda-t-il posément.
— Oui. Mais seulement pendant qu’on fait l’amour. Jamais avant ni après. Par exemple, je n’ai aucune idée de ce que tu penses à cet instant. Même si je peux le deviner.
— Oserais-je te demander depuis combien de temps ?
— Depuis l’épisode de la piscine, notre première fois. Jusqu’à… tout à l’heure. Dans le salon après le départ de Margaret.
— Marjorie, me corrigea-t-il automatiquement.
Il prit mes mains dans les siennes pour se dégager et me repoussa.
— Ne te fâche pas, lançai-je.
C’était probablement la pire réplique de l’histoire des disputes de couple, juste avant : « Elle ne représente rien pour moi. »
Il disparut.
Alors, je demeurai assise à contempler la porte ouverte. Je savais qu’il le prendrait mal et je n’avais pas choisi la meilleure façon de le lui annoncer. Au moins, je ne lui avais pas avoué pour le faire souffrir. Néanmoins, je ne l’avais pas préparé à une telle révélation. Et voilà qu’il était parti.
Il fallait que je me reprenne. Pas question de rester assise sur mon lit à attendre qu’il revienne me crier dessus ou, mieux, me jette un buffet à la figure. Sautant sur mes pieds, je courus vers la porte où je m’écrasai contre Sinclair qui était déjà de retour. Sous l’impact, je tombai par terre comme une crêpe qu’on retourne.
— Putain ! hoquetai-je. Tu te déplaces à la vitesse de la lumière, ou quoi ?
— Le moment est mal choisi pour ton humour douteux, rétorqua-t-il.
Il m’enjamba – sans même m’aider à me relever ! – et balança sur le lit un gros truc qui fit un nuage de poussière.
Quand je compris qu’il s’agissait du Livre des Morts, j’en fus horrifiée.
— Enlève ce machin de mes draps tout de suite ! lui ordonnai-je. Je les ai achetés la semaine dernière. Ils sont en flanelle !
Faisant la sourde oreille, il se pencha sur le Livre et le feuilleta. Enfin – un miracle quand on sait qu’il n’existe pas de sommaire ou d’index –, il trouva la page dégoûtante et puante qu’il cherchait, se redressa et me la montra du doigt.
— Quoi ? Tu veux que je… Pas question ! Je ne le lirai plus jamais… Hé ! (Il avait traversé la pièce en un clin d’œil pour m’attraper par le bras et me traîner vers le livre.) D’accord, d’accord. Doucement, tu veux ? Mon pyjama est neuf, lui aussi !
Je me penchai alors sur cet horrible, affreux objet écrit avec du sang par un vampire complètement fou qui pouvait voir le futur. Personne n’avait corrigé l’orthographe de l’ouvrage. Ça rendait les choses plus excitantes.
— Bon, d’accord. Ce passage-là ? Alors : « La Reyne reconnoîtra les morts, sans exception, et ils ne pourront se cacher d’elle, ni lui dissimuler le moindre secret. » (Je me levai.) Voilà ! Je ne vois pas le problème. On l’a compris lorsqu’on s’est rendu compte que j’étais la seule à voir les fantômes.
— Continue.
— Éric…
— Lis.
Je me remis aussitôt à mes devoirs de l’enfer.
— « Elle connoîtra le Roy et tous ses désirs pendant toute la durée de leur règne sur les morts et le Roy connoîtra les siens. » Voilà ! Tu es soulagé ? (Mon Dieu, par pitié : plus de lecture pour ce soir !) Tu vois ? Je connais tes désirs et tu connais les miens. Et… tout ceci est lourd de sens parce que…
— Comme tu dis. Tu peux lire dans mes pensées durant… nos moments intimes.
— Oui, répondis-je en hochant la tête. Je te l’ai déjà dit. Tu te rappelles ? Je te l’ai dit, je n’en ai pas fait un secret !
Seulement pendant huit mois ! Oh ! ta gueule, ma conscience !
— Je suis incapable de lire les tiennes, fit-il remarquer.
— Je m’en suis rendu compte, avouai-je. J’ai essayé de, euh, te faire réagir une ou deux fois. Mais je n’ai jamais réussi.
Il me dévisageait. Je connaissais ce regard pénétrant et distant à la fois. Derrière ses yeux noirs, son esprit tournait à cent à l’heure.
— Éric…
Il recula.
— Je comprends que tu sois en colère. Je ne t’en veux pas : tu ne l’as pas appris de la meilleure des façons. Mais je savais que tu le prendrais comme ça ! C’est pour ça que j’avais tellement peur de t’en parler !
La pire excuse au monde !
— Je ne suis pas en colère, répondit-il.
— Éric, c’est avec toi que je veux être.
— Le Livre affirme le contraire.
— Putain ! On est ensemble depuis deux mois à peine et on ne se connaît que depuis avril. Laisse-moi le temps de connoître tes désirs. Et toi aussi, tu as besoin de temps pour connoître – connaître – les miens. Ce n’est pas parce que tu ne peux pas, tu sais… Ce n’est pas parce que tu ne peux pas le faire maintenant que ça prouve quoi que ce soit. Je suis désolée, d’accord ? Je suis désolée de ne rien t’avoir dit. Je le voulais vraiment.
— Je comprends pourquoi tu en étais incapable, lâcha-t-il avec une distance effrayante dans la voix.
— Éric, c’est toi que je vais épouser !
— Tu ne cesses de repousser la date du mariage. Peut-être as-tu compris que nous n’avions pas les mêmes valeurs ? Et comme tu es une pauvresse au cœur tendre, je n’ai aucun problème à imaginer ton incapacité à m’annoncer en face que tes sentiments avaient changé.
— Ça n’a rien à voir ! m’exclamai-je d’une voix aiguë. Oh ! mon Dieu ! Tu m’as traitée de pauvresse ?
Et par conséquent de lâche ? Il se servait de cette histoire de télépathie pour reporter le mariage ? Ah ! les hommes !
— Qu’est-ce qui t’a permis d’arriver à une telle conclusion ?
— Non, tu as raison. C’est une simple coïncidence.
— Je suis simplement très mal organisée, crétin ! Ça n’a rien de personnel. Tu vois ? Tu vois ? C’est pour ça que je ne voulais pas te le dire ! Je savais que tu paniquerais et que tu te mettrais en colère.
— Je ne suis pas en colère, répondit-il posément.
Pour être franche, il n’avait pas la voix de quelqu’un qui l’était. En fait, son expression ne me donnait aucun indice sur ce qu’il ressentait. Je ne savais pas si je devais me jeter sur lui pour le prendre dans mes bras ou sauter par la fenêtre et m’échapper le plus loin possible. Les deux mètres qui nous séparaient ressemblaient à un trou béant ; j’avais l’impression de me trouver au bord d’un précipice.
— Je suis simplement… surpris.
Un menteur, voilà ce qu’il était. Enfin, je reconnus l’émotion qu’il dégageait. Comme je ne l’avais jamais vue sur son visage, je ne l’avais pas identifiée tout de suite… C’était de la peur.
Pas pour moi. Celle-là, j’en avais été témoin des centaines de fois. Non, il s’agissait d’autre chose.
Cette fois, il avait peur de moi.